« Hé Bouddha, c’est ton tour ! » Mon interlocutrice vient d’Israël, elle a des yeux bleus incroyables, un visage fin et allongé, et a une voix qui m’agresse. Elle se marre. Dans le monastère où nous sommes, nous devons garder le silence nuit et jour, sauf pendant l’heure d’échanges sur des questions philosophiques, soumises par Venerable Drolma, nonne et professeur. Ce temps particulier est l’occasion d’entendre la voix de nos compagnons de chambre et de connecter autrement que par les regards, que nous ne sommes même pas supposés échanger.
Noa me regarde et me parle à nouveau. « C’est vrai quoi, si tu ne connais pas la colère, c’est que tu es un peu Bouddha non ? ».
Je souris, pourtant ça ne va pas. Non, je ne suis pas Bouddha, et je sais que la colère est quelque part, mais qu’elle est bien cachée, enfouie, confondue avec autre chose, qui m’est encore inaccessible. Et c’est ce pan de moi-même qui, m’échappant, me fait monter une toute autre émotion : la tristesse.
Quelqu’un manque à l’appel.
L’Inde a été un épisode de plus, qui s’est lancé après le suivant, comme sur netflix. Pas le temps de tout processer, j’ai couru vers moi-même, pour remuer le plus de sédiments possibles. J’ai voulu encore plonger tout au fond de mon âme, pour en sortir les filaments de mon mental tourmenté, pour trier mes croyances et faire émerger une vérité.
Cette retraite à Tushita sera passée à la fois trop vite et trop lentement. J’avais déjà suffisamment de matière à penser, mais j’avais soif d’une dernière aventure. Et outre l’exercice de brahmacari, de résister au peanut butter sur des petits pains tièdes, de nettoyer les sanitaires chaque matin et de méditer plusieurs heures par jour, je repars avec deux progrès sur mon chemin spirituel.
J’ai réalisé qu’un deuil n’avait jamais été fait, j’ai pardonné et laissé un lien se transformer en quelque chose de plus doux, plus sain. Prêt pour une nouvelle couleur. Et j’ai constaté un trou béant à la place où devrait se trouver une émotion primaire : où est ma colère ?
Mes aidants avaient bien leur idée sur la question.
Manipura tapas (2017)
Elles sont deux, dans une salle déserte la nuit tombée. Les moustiquaires nous protègent des insectes nocturnes qui se heurtent aux lampadaires extérieurs en faisant des bruits de papier froissé. J’ai pris un engagement, il y a quelques jours, ça s’appelle un tapas. C’est un genre de contrat que l’on passe avec soi-même, pour accomplir quelque chose qui a du sens spirituellement, qui nous aide à progresser, à nous révéler. Cela peut être un acte à réaliser chaque jour, un rituel, une prière, une pratique… Un vœu à observer. Mon tapas ne concerne pas directement la colère, mais le ventre et le 3e chakra (si on suit le système des 7 chakras) dans lequel on installe souvent cette émotion. Ce soir, mes amies doivent simplement être témoins. Je suis seule, j’imagine qu’elles ne sont pas là. Alors je commence.
Elles me regardent me débattre, sortir de moi-même, déchirer ma zone de confort et m’encouragent avec bienveillance. J’ai envie de hurler, de pleurer, et plus que tout, de disparaître. Plutôt que l’expression de la force et de l’assurance que je devais cultiver à cette occasion, je vois affleurer quelque chose qui me surprend et sur quoi je ne mettrai pas de mot avant cette semaine précisément (en 2019 !) : un profond sentiment d’injustice.
« Show me your anger. »
Rien n’est linéaire, et je collecte sur ma route différentes pièces d’un puzzle que je sais infini. Je récolte des motifs, des couleurs, des formes qui me paraissent intéressantes, précieuses, et j’ai confiance en le fait qu’elles trouveront leur place plus tard.
En Colombie, je fais l’expérience d’un amour-toile-blanche qui me laisse libre plus que je ne le pensais : je n’ai pas peur, je ne fais pas de supposition, je suis moi-même. Loin et seule, tout est si clair ! J’aime avec limpidité ce feu d’Amérique du Sud, qui me révèle à moi-même. Avec mon ami Fari, nous dansons pieds nus pendant de longues heures nocturnes, autour d’un feu un peu chiche dans les bras d’une chunsua. En sueur et sauvages. Depuis le sol rugueux et poussiéreux monte cette force que je cherchais dans le ventre il y a quelques mois. Depuis la Terre battue pleine d’aspérités, je stabilise quelque chose qui manquait d’ancrage et s’était dissimulé derrière autre chose. Je pose mes émotions à leur place. Je déplace les masques. Je les range. Je les casse.
Mon amour n’est pas de ces liens papillonnants, doux et fragiles. Il a les yeux très noirs, la peau très sombre et percute lentement, il est obstiné et plein d’orgueil, mais c’est aussi ça qui m’attire. Un peu agacée, je lui explique ma colère disparue, manquante, il me répond en riant : « Hm so why did you insult me the other day? » C’est vrai. Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai dit ce que j’ai senti dans mon ventre, parce que c’était trop grave, trop important, trop vrai. « Show me your anger, I can handle it. » Il ouvre une porte.
« I know you can. » Alors je déverse un mélange confus d’émotions trop fortes pour porter une étiquette. Je pleure et je crie à la fois, je l’accuse et je m’accuse, je vomis des années, des amis, des fausses réalités. Je m’effondre dans ses bras en croyant cultiver l’amertume du remord, l’aigreur de la rancune, mais n’éprouvant finalement qu’un Amour d’une pureté et d’une clarté sans pareil.
Le calme après la tempête
Quelques pièces de puzzle plus tard, me voilà installée tranquillement à la table familiale, autour d’un thé avec ma mère. Ces moments sont toujours l’occasion de voir si certaines pièces ne coïncident pas, et tenter d’en comprendre le sens pour combler les vides. Au détour de nos échanges, entre 2017 et 2019, j’attrape des concepts d’analyse transactionnelle, des bribes de l’histoire personnelle de mes parents, et un livre (L’empereur, c’est moi, Hugo Horiot).
Je reconnais que ma colère s’est longtemps cachée derrière une profonde tristesse, toujours présente mais dont je distingue désormais la . Ces deux là vont de pair, mais comment vivre l’une sans que l’autre ne vienne instantanément la remplacer ? En bouclant la lecture de l’Empereur, un mot reste imprimé dans ma tête. Injuste. C’est ce que le héros, autiste Asperger, ressent au contact du monde. Une injustice qui le dépasse et contre laquelle il choisit de garder le silence. Quelque chose bouge à l’intérieur, une pièce qui sort du lot ! Où va-t-elle ?!
J’ai follement envie de repartir, de tout remuer, de collecter de nouvelles pièces du puzzle de ma vie. J’ai terriblement envie de poursuivre cette quête existentielle en reprenant la route, seule et loin, pour obtenir de nouvelles réponses. Mais je sais que je dois rester à cette table, sans vent, sans houle, pour organiser mes trouvailles et mettre en lumière les nombreux trésors que je sais encore sous clé. J’apprends la patience, je trouve un Amour qui apaise mes tempêtes, et je m’attelle à l’observation de toutes les cartes que j’ai en main, infatiguable.
« Papa, tu peux venir me chercher ? »
J’ai 6 ans. 7 ans. 9 ans. 12 ans. Et je ne peux pas dormir chez mes amis ou chez mes grands parents. J’aimerais bien, mais je ne peux pas. Personne ne comprend, moi non plus. Au début, je suis enthousiaste, il fait jour, je joue avec mes amis, tout va bien. Au fil de la soirée, quand nous cessons de jouer et qu’il va falloir se mettre à table, prendre sa douche, et se coucher, rien ne va plus. Je panique, je trouve un prétexte ou je fonds en larmes, et j’appelle mes parents pour qu’ils viennent me chercher.
Quand je compose le numéro familier, je suis déjà un peu soulagée. Je sais qu’ils ne me laisseront jamais tomber. Je peux compter sur eux. Quand j’entends le « Allo ? » de ma mère ou de mon père, quelque chose se brise en moi, parce que le timbre rassurant de leur voix met en relief l’environnement hostile dans lequel je me trouve. « Papa, tu peux venir me chercher s’il te plaît ? »
De retour à la maison, j’essaye de comprendre, à chaque fois. Je n’ai pas envie d’être différente des autres enfants, je veux être normale, normale, normale, je le répète à tout le monde. Certains trouvent ça étrange, ils me disent qu’au contraire, ils veulent sortir du lot, être tout sauf normal ! Ils ne comprennent pas. Je cherche des solutions pour pouvoir dormir ailleurs que chez moi, je m’interroge sur les raisons de cette peur, mais rien ne fait sens. Les psychologues qu’on me fait voir pour d’autres choses ramènent toujours cela à la séparation de mes parents, expliquant que j’avais un besoin de contrôler qu’ils étaient bien ensemble à la maison désormais, mais je sens que ça n’est pas vrai. Ça n’est pas ça. Je fais confiance à mes parents, je n’ai pas besoin de rien contrôler avec eux, au contraire, ils sont libres, ils me rendent libre. Je les laisse croire ce qu’ils veulent, mais je continue de chercher la cause.
« Bébé, tu peux venir me chercher ? »
En Analyse transactionnelle, on appelle ça un élastique. C’est une situation dans le présent qui ressemble en tout point à une situation du passé, avec des circonstances semblables, et qui nous ramène à un état, une situation, une émotion…
Une nuit, j’ai tourné dans un lit qui n’était pas le mien avec la désagréable sensation de ne pas être à ma place, de regarder la vie se dérouler sans moi. J’ai reconnu l’angoisse de mes 8 ans, cet étau sur ma gorge, l’extinction de mon feu intérieur, et j’ai voulu appeler mon amoureux pour qu’il vienne me chercher, comme j’aurais téléphoné à mes parents il y a vingt ans. Alors j’ai approché doucement et avec une grande curiosité l’émotion émergeante, pour voir aussi ce qui la causait.
J’ai trouvé ma colère.
Derrière l’injustice de l’Empereur.
Derrière la frustration de ne pas être vue, ni comprise. Derrière la rage de m’entendre parler comme à une enfant débile, alors que je comprends tout, que je vois tout, que si ma vie est différente de la leur, c’est parce que j’ai ma propre logique, qui les dépasse tellement. J’ai trouvé ma colère derrière la fureur d’être une adulte coincée dans un corps d’enfant, et de devoir suivre le rythme et les règles que l’on impose aux « petits ».
Derrière l’immense tristesse de ne pouvoir être moi-même, de sentir que mon expérience de la vie est remise en question. Parce que l’on se trompe sur mon comportement, on se méprend sur mes actions. On m’attribue des pensées, des intentions qui ne sont pas les miennes. On ne me comprend tout simplement pas. J’ai trouvé ma colère derrière le désespoir de n’être qu’un élément mort-vivant, vide, dont la substance est si impalpable, si incompréhensible par l’extérieur que je venais à douter moi-même de son existence. Je peinais à me (re)connaître moi-même.
J’ai souri, pleine de larmes. Une dizaine de pièces venaient de trouver leur place. Je comprenais pourquoi, chez et avec certaines personnes, la nuit m’était moins pénible. Parce qu’elles avaient l’humilité de ne pas faire de supposition, de ne pas me juger. La délicatesse de me considérer pleinement et de ne pas remplir mes silences avec leurs références. Parce qu’elles me voyaient. Je comprenais pourquoi, chez mes parents, qui m’ont toujours parlé comme à une adulte, qui m’ont toujours vue, entendue, laissée exister dans toute mon intensité, je pouvais revenir au milieu de la nuit avec la sensation d’être vraiment vivante.
À toi, l’adulte bienveillant qui voit, qui écoute, qui n’infantilise pas.
À toi, le parent qui accueille la vie et la protège, sans la contrôler.
À toi, l’ami qui admire la différence et la cultive, sans l’étiqueter.
À toi, Amour qui permet d’être libre.
Merci.